« Non au nucléaire, oui aux alternatives », mais de quelles alternatives s’agit-il, culturelles ou techno-centrées ?

 

Le gouvernement français prévoit à l’horizon 2050, une augmentation de la consommation électrique aux alentours de 650 ou 700 TWH selon les sources. Or, en 2024 elle était de 442 TWH, ce qui constituerait une augmentation de + 48 % ! Autrement dit de 50 % en 25 ans !
Comme on peut le découvrir dans le graphique ci-dessous, la consommation d’électricité a d’abord explosé après les « 30 glorieuses » ou « 30 dépiteuses » selon l’amour plus ou moins grand pour la société industrielle qu’on lui porte, et ensuite elle a stagné durant 24 ans.
La raison du premier épisode fut motivée par la recherche de « l’indépendance » par rapport à la crise pétrolière de 1975 et pour favoriser l’essor du nucléaire. Or les mines d’uranium nationales ont fermé en 2000 et l’indépendance est devenue une dépendance à 87 %…..
Ensuite avec l’entrée dans la crise de la croissance à partir des années 2000 on assiste à une stagnation de la consommation jusqu’à aujourd’hui.
Néanmoins récemment, le gouvernement a annoncé une augmentation de cette consommation aux alentours de 650 ou 700 TWH, soit une nouvelle explosion. Il y avait eu une augmentation de 157 % en 27 ans, il n’est question cette fois-ci « que » d’une augmentation trois fois inférieure, mais néanmoins conséquente ! La raison invoquée cette fois-ci est de réduire le recours au fossile, notamment au pétrole grace à l’électrification de tout….nous sommes entrés dans l’ère des véhicules électriques dont la moitié du poids est constitué par la batterie, des data centers consommant plus de 10 % de l’électricité dans le monde et énormément d’eau pour les refroidir, des ordiphones produits grâce à l’exploitation des enfants pour récolter le coltran dans le Kivu, comme lors de la première révolution industrielle en France, etc…
Alors qu’on assistait à un début de « remise en cause de la croissance » -mais il ne s’agissait que de stagnation, et parfois de récession- et pas chez les politiciens qui couraient après elle – allons-nous assister à un retour de celle-ci ?

 

L’impossible découplage :

Car il existe un lien entre la croissance du PIB et la croissance de la consommation énergétique comme nous pouvons le découvrir dans le graphique suivant :

 

 

Lorsque la consommation d’énergie primaire augmente de 10 %, le PIB tend à croître de 6 à 7 % en moyenne.
Par conséquent pas d’augmentation de la consommation d’énergie sans croissance du PIB et vice-versa. Bref le découplage PIB-Energie serait impossible.

Les tenants de la thèse du « découplage » considèrent qu’il est possible de poursuivre une croissance économique, qui se traduira par une hausse du PIB, mais en consommant moins de ressources et en ayant moins d’impact environnementaux négatifs. Cette « croissance verte » serait notamment permise grâce à de très importants gains en termes d’efficacité énergétique.
Cette thèse est critiquable pour deux raisons :
I- L’ « effet rebond », c’est à dire que l’amélioration de la productivité matérielle de l’économie conduit souvent à un accroissement des volumes de ressources naturelles consommées. Pierre Veltz dans son ouvrage L’économie désirable, 2021, relevait qu’en 1960 il fallait 85g d’aluminium pour produire une canette, contre 10 grammes aujourd’hui. Pourtant, dans la même période, la consommation d’aluminium pour la production de canettes a augmenté de 50 % face à la généralisation de leur utilisation.
II- D’autre part, la consommation des ressources associées à la production, dont l’énergie, se déplace vers d’autres pays. Concrètement, depuis les années 2000, des activités industrielles ont été délocalisées, entrainant un certain découplage dans les pays riches. Mais ce découplage est plus apparent que réel. PIB et consommation d’énergie semblent bien rester très liés lorsque sont analysées les données agrégées à l’échelle mondiale.
Sommes-nous à la veille d’une bifurcation soit vers une nouvelle explosion de la demande d’électricité, soit vers une rupture culturelle organisée autour de la sobriété ?

Avant d’aborder la première hypothèse qui semble la plus plausible pour nos contemporains, examinons une sorte de « scénario » décroissant pour l’électricité, il s’agit de pure spéculation sans autre intérêt que de voir quelques conséquences, mais la décroissance étant une rupture culturelle on ne pas dire ce qu’il en adviendra dans la réalité..

1) En 1973 on a consommé 171 TWH d’électricité à comparer aux 442 TWH consommés en 2024, soit 2,5 fois moins qu’aujourd’hui. Etions-nous moins heureux ? Plus malheureux ?….En 1980 avant la mise en service de nouveaux réacteurs nucléaires on arrivait à 260 TWH environ, et la consommation a crû jusqu’à 349 TWH en 1990.

Si on se fixait l’objectif de 260 TWH comme en 1980, il faudrait rajouter 120 TWH de production aux 140 TWH de renouvelable consommés en 2024. Bien entendu on pourrait se fixer un objectif encore plus bas, l’objectif 1970….de 171 TWH.
En 1980, il n’y avait pas de véhicules électriques sur les routes, pas d’Internet, pas de TGV, les maisons commençaient à être quasiment toutes équipées du réfrigérateur et du lave-linge, il n’y avait que 21 millions de voitures particulières environ, le chauffage de toutes les pièces s’étendait partout, les douches commençaient à être généralisées. Ce qui sous-entend que pour atteindre cet objectif 1980, il faudrait au moins supprimer ou réduire considérablement l’Internet, les voitures, les équipements autres que le réfrigérateur et le lave-linge dans les ménages. Dans le secteur productif, une remise en cause de l’usage de nombreux outils et machines dans l’industrie et dans l’agriculture, dans le tertiaire la diminution de l’usage d’Internet !

Citons aussi l’isolation des batiments qui n’étaient pas chauffés intégralement jusque dans les années 1970 (passer de D à A permettrait de réduire considérablement la consommation électrique pour se chauffer, de 3 à 5 fois moins), des moyens plus sobres pour se chauffer que l’électricité, s’éclairer….c’est le volet efficacité….

Il est aussi bon d’avoir en tête la consommation de deux secteurs qu’on pourrait juger prioritaire comme la santé et les transports en commun.

En 2024, la SNCF a consommé environ 6 TWH d’électricité, ce qui en fait le premier consommateur industriel d’électricité en France, hors EDF.
Les établissements sanitaires publics et privés auraient consommé 21,7 TWH en 2022, représentant 2 % de la consommation énergétique nationale, et 4,9 % de la consommation 2024.
Etc….On voit qu’il ne faudrait pas tant d’électricité pour satisfaire les demandes de transport en commun et de la santé.

Voici cependant, venu le moment de rappeler la thèse de J. Ellul sur l’illusion que les « bons » et les « mauvais » côtés de la science et de la technique contemporaines sont séparables : « La grande tendance de tous ceux qui pensent aux techniques est de distinguer : distinguer entre les divers éléments de la technique, dont les uns pourraient être maintenus, les autres écartés ; distinguer entre la technique et l’usage qu’on en fait. Ces distinctions sont rigoureusement fausses et prouvent que l’on n’a rien compris au phénomène technique, dont toutes les parties sont ontologiquement liées et dont l’usage est inséparable de l’être. »

De plus, la décroissance étant une rupture culturelle on ne sait pas quelles techniques, quels produits, quels besoins vont être retenus. On ne peut pas revenir à 1980, par conséquent même avec le même niveau de consommation électrique nous aurons une société très différente.

Un autre aspect à considérer et qui semble aussi irréalisable, c’est la transition de 442 TWH vers cet objectif de 260 TWH par exemple.

Comment procéder ? Au-delà de la nécessité d’une rupture culturelle rapide…..

Un large soutien populaire serait requis mais il est aujourd’hui inexistant. Et surtout une volonté de recréer une société plus conviviale, ou tout simplement une société, la fameuse « rutpture culturelle » de la décroissance.
Ensuite, une telle réduction doit certainement soulever de nombreux problèmes techniques pour le réseau électrique qui devront être affrontés.

Pour l’instant ce scénario semble totalement irréaliste, mais croire que notre système ne va pas s’effondrer et qu’une croissance infinie dans une Terre limitée serait possible, est aussi utopique….
2) Inversement le scénario d’explosion de la demande et techno-centré, semble -en apparence- plus facile à atteindre. Cependant à bien y regarder ce n’est pas si évident. Produire des réacteurs nucléaires coûte cher et pollue beaucoup, de plus cela demande une main-d’œuvre qualifiée qui se raréfie dans ce secteur, quand on se retourne sur ces dernières années on constate que le nucléaire a montré de nombreuses failles, des fissures dans les structures, délais et coûts pour mettre en service l’EPR de Flamanville, problèmes financiers de l’Etat et d’EDF, départ en retraite des employés du nucléaire, etc….Rajoutons quelques mots sur le réchauffement climatique qui a entraîné la fermeture -provisoire- d’une part importante du parc en 2022, réchauffement des eaux généré aussi par les réacteurs, émission de vapeur d’eau premier gaz à effet de serre. Enfin, suite à plusieurs catastrophes sa part dans le mix électrique mondial est passée de 19 % en 1999 à 9 % en 2024, ne créant pas un contexte favorable pour le développement d’une filière industrielle pour l’EPR par exemple qui aurait besoin d’une forte demande pour s’industrialiser, se standardiser et réduire prix et délais….Enfin, et j’aurais dû commencer par cela, en cas de catastrophe le coût pour la société serait exorbitant…..

Néanmoins il existe le renouvelable dont la croissance est exponentielle ces dernières années. Mais en France il n’est pas produit pour remplacer le nucléaire mais pour assurer cette explosion de l’offre et la croissance.
Nous ne parlons pas du fossile car les centrales au charbon ont presque toutes été fermées et seul le recours aux centrales au gaz a explosé (+1385 % en 32 ans). Une analyse plus fine nous amènerait à constater un recul du nucléaire ces dernières années et une hausse principalement du gaz et de l’éolien, mais cette baisse est plus due aux problèmes techniques apparus dans le parc nucléaire ces dernières années qu’à une volonté de le remplacer, le gouvernement tente même de le relancer avec le projet de construire 14 EPR. Ces problèmes techniques révèlent la vétusté du parc nucléaire et les conséquences du réchauffement climatique….à mettre en parallèle avec le retard de son remplacement par les EPR2….

Conclusion :

Nous trouvons nous devant deux propositions aussi irréaliste l’une que l’autre ? D’un côté la reprise de la croissance et l’accélération de la destruction de la biosphère, de l’autre la décroissance et la fin de la culture industrielle. Nous ignorons la réponse, même si nous défendons la décroissance qui n’est irréaliste qu’à cause de l’absence de volonté humaine, alors que l’autre scénario est accepté par fainéantise et par manque d’imagination de nos contemporains mais il ne peut qu’accélérer l’effondrement…..Dans tous les cas, ceux qui défendent les éoliennes industrielles devraient réfléchir au fait que dans un contexte croissanciste et dominé par le nucléaire cela revient à défendre la croissance à tout prix…Quant aux antinucléaires ils devraient ne pas oublier le couplage entre croissance du PIB et croissance de la fourniture d’électricité, pour s’opposer non seulement au nucléaire mais au productivisme et à la transition en cours vers le tout électrique et le tout numérique….quand on lance le slogan « Non au nucléaire, Oui aux alternatives » il ne faut jamais oublier qu’elles peuvent aussi être culturelles et politiques plutôt que techno-centrées…..
La première question à se poser avant de soutenir un moyen de production n’est-ce pas d’abord de savoir pourquoi produire de l’électricité ?