Nucléaire : les médias et le supposé « succès » d’Areva en Turquie

Dès la nouvelle connue, jeudi 2 mai 2013, la plupart des médias français ont célébré un prétendu « immense succès » d’Areva, sélectionné avec son partenaire japonais Mitsubishi pour construire quatre réacteurs nucléaires en Turquie.

Les superlatifs n’ont pas manqué, ainsi que les formules laissant à penser que l’affaire était certaine… et bénéfique : « Le méga-contrat en Turquie sort Areva d’une disette de commandes » (AFP), « Le duo Mitsubishi-Areva va construire quatre réacteurs nucléaires en Turquie » (Le Monde), « Nucléaire : contrat historique en vue en Turquie pour la France » (Le Figaro).

Et dans le quotidien économique Les Echos, le 3 mai, c’est carrément un festival : « Nucléaire : Areva et Mitsubishi gagnent une mégacommande en Turquie », « Le nucléaire retrouve le sourire », « Dégel nucléaire », etc. Nous n’évoquons ici que certains médias écrits, mais le même emballement a pu être constaté dans l’audio-visuel

Pourtant, cette affaire mérite un traitement bien plus fin qu’un déferlement de cocoricos bien imprudents et surtout fort peu justifiés. Il est en effet indispensable de tenir compte des données historiques du fantomatique programme nucléaire turc et du contexte géopolitique à l’approche du centenaire du génocide arménien (1915-2015). Il est enfin légitime de se demander si ce chantier, au cas où il se concrétiserait, rapporterait bien de l’argent à la France… ou lui en coûterait !

Certains médias sont d’autant plus fautifs qu’il leur suffisait de consulter leurs propres archives pour s’apercevoir que, à de multiples reprises depuis… 1967, la Turquie avait annoncé la construction de réacteurs nucléaires. Sans vouloir pointer plus particulièrement certains journaux, nous avons retrouvé quelques exemples édifiants :

Un article du Monde du 19 juin 1985 signale que « La société ouest-allemande KWU se retire de la compétition pour la construction de la seconde centrale nucléaire turque d’Akkuyu » et que « La première avait été attribuée à la société canadienne AECL. » Or, aucune des deux n’a été construite

Le quotidien Les Echos du 18 décembre 1996 titre « La Turquie souhaite se doter d’une première centrale nucléaire », parle d’une « candidature de Framatome » (ancêtre d’Areva), d’une « mise en service en 2005 ».

Mieux : il rappelle aussi que « En 1976, la Turquie avait lancé un premier appel d’offres remporté par le suédois Asea. » et que « Au début des années 80, une deuxième tentative, qui avait débouché sur trois lettres d’intention avec Siemens, General Electric et EACL, n’avait pas abouti non plus. » Et toujours pas la moindre concrétisation.

Le 26 août 1997, les Echos titre « Framatome et Siemens sur les rangs pour construire la première centrale nucléaire turque » et, le 21 janvier 1999, le même journal assure que « Le duo Siemens-Framatome a présenté la meilleure offre. Il pourrait être officiellement retenu ce mois-ci, ce qui ouvrirait la phase de négociations techniques et commerciales. » On en est au même point 16 ans plus tard.

Plus récemment, le 25 mars 2008, Les Echos titre « Ankara lance un appel d’offres pour construire sa première centrale » et assure sans le moindre bémol que « La centrale sera construite à Akkuyu » et qu’elle « devrait être opérationnelle en 2013 ou 2014. » Nous y sommes et la centrale n’existe toujours pas.

Le quotidien économique rappelle d’ailleurs au passage que déjà, « En 2000, la Turquie avait renoncé à un projet de centrale nucléaire sur ce même site en raison de difficultés financières. »

Les médias français ne tiennent aucunement compte aujourd’hui de ces innombrables effets d’annonce pitoyablement suivis d’annulations, et rivalisent de titres aussi affirmatifs les uns que les autres. C’est de cette façon que l’on accrédite dans l’opinion l’idée – totalement fausse – que la France réduit son déficit commercial en exportant des centrales nucléaires.

Il faut donc rappeler que la dernière centrale vendue est le fameux EPR qui a été bradé par Areva à la Finlande en 2003 pour 3 milliards d’euros : le réacteur, qui devait entrer en service en 2009, n’est toujours pas terminé, et son coût a triplé… au détriment des finances françaises.

Areva tente de se défendre en expliquant que c’était la première foi qu’un EPR était mis en chantier : raison de plus pour prédire un nouveau désastre puisque le réacteur proposé aux Turcs est un nouveau modèle, l’Atmea… qui n’a lui-même jamais été construit.

En 2008, ce sont seulement deux « îlots nucléaires » d’EPR (et non les réacteurs entiers) qui ont été achetés par la Chine au prix incroyablement cassé de 3,6 milliards les deux (!), le reste du contrat, environ 5 milliards, correspondant au combustible qu’Areva s’est engagé à fournir. Il est évident qu’il s’agit là aussi d’une opération déficitaire pour la France.

La moindre des choses, à l’annonce d’une éventuelle vente de réacteurs à la Turquie, est donc de se demander si cela va rapporter de l’argent… ou en coûter. D’ailleurs, les négociations financières ne font que commencer et il est très probable qu’elles n’aboutissent jamais, tant la production d’électricité nucléaire est une activité ruineuse.

C’est si vrai que, actuellement, pour construire des réacteurs en Grande-Bretagne, EDF exige de Londres le remboursement des pertes… pendant 40 ans ! Si M. Cameron est décidé à capituler en rase campagne (il serait d’ailleurs édifiant de savoir réellement pourquoi), ces accords seront heureusement annulés par Bruxelles.

Mais revenons à notre affaire turque, car il est un « détail » qui ne peut échapper à un observateur même moyennement attentif : entre 2013, année du choix du constructeur, et 2017, date théorique du début du chantier, se trouve 2015 : l’année du centenaire du génocide arménien… dont Ankara ne veut pas entendre parler.

Il n’est pas interdit de penser que c’est pour pousser les autorités françaises à la plus grande modération, voire au silence en 2015, qu’ Areva a été sélectionné : si Paris « dérape » (du point de vue turc), le contrat sera annulé.

Il le sera probablement de toute façon, au vu de la longue liste des revirements d’Ankara, en particulier du fait du coût réel du nucléaire… qui est aujourd’hui plus élevé que jamais. D’ailleurs, certaines déclarations turques prêtent presque à sourire malgré la gravité du risque nucléaire.

Ainsi, la Turquie aurait choisi Mitsubishi du fait du « savoir-faire des Japonais en terme de résistance au tremblement de terre » : c’est probablement ce qui a été « démontré » de façon fracassante à la centrale de Kashiwasaki (séisme de juillet 2007) puis à celle de Fukushima le 11 mars 2011. Or la Turquie est un pays de grande sismicité…

En conclusion, nous pouvons estimer qu’Areva ne construira aucune centrale en Turquie et que, si jamais cela se produit, ce sera à nouveau un gouffre financier pour la France. Enfin, dans tous les cas, nous regrettons le manque de prudence de la plupart des médias français, un peu trop prompts à célébrer les prétendus succès de l’atome hexagonal, alors qu’il est au contraire grand temps d’arrêter là les frais.

Stéphane Lhomme
Directeur de l’Observatoire du nucléaire